Mission Pharma #1
- Paul Roginski
- 13 févr. 2019
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 4 oct. 2019
Bonsoir.
Les réclamations commencent à s'accumuler au sujet du fait que : la mission de Camille, très bien présentée et pesant largement dans les contenus de ce blog, trouve son équivalent massique en anti-matière dans le trou noir issu de ma mission.
Je me trouve donc ce soir, chargé d'une mission grave : celle d'éclairer quelque peu l'esprit de nos fidèles et désireux lecteurs. Au terme de ce bref article, j'ambitionne d'avoir su faire disparaître les vagues et incomplètes représentations existantes sur mon volontariat, ombres que vous observiez jusqu'alors contre la paroi de votre esprit; ceci à la faveur du rayonnement de ma pédagogie.
Rien de moins.
Bienvenue dans la Santé Mentale Ivoirienne
La psychiatrie - comme le lecteur assidu a pu en prendre conscience à la lecture de ce blog - possède en Côte d'Ivoire une place de second rang au sein des autres spécialités médicales (pour ne pas dire de 3e ou 4e rang). Nous ne reviendrons pas sur l'ensemble des raisons culturelles, historiques, économiques, politiques ayant abouti à une telle situation.
Il en va naturellement de même pour les médicaments ordinairement employés dans ce domaine de santé : les psychotropes. Si bien que l'on peut dresser ce tableau général sur le sujet que l'on nomme ici "Santé Mentale" :
30 = c'est le nombre approximatif de médecins psychiatres en activité pour une population de près de 26 millions d'habitants
2 = c'est le nombre d’hôpitaux psychiatriques en Côte d'Ivoire, dans lesquels les patients sont souvent amenés à vivre de longs et coûteux séjours
0 = c'est le nombre de psychiatre en poste à l'hôpital psychiatrique de Bouaké

3 571 439 = c'est le nombre de patients atteints par les seules trois pathologies prioritaires définies pour ma mission (voir plus bas)
10 000 FCFA = c'est le prix qui peut être demandé par un taxi à un patient qui souhaite venir depuis son village en consultation de santé mentale au CHU de Bouaké (environ 15€, ce qui représente plusieurs jours voire plusieurs semaines de travail en brousse)
2 = c'est le nombre de villes dotées d'au moins un CHU (Abidjan et Bouaké), en dehors de quoi, la population est soignée dans des hôpitaux généraux et surtout dans des petits centres de santé (publics ou privés)
0 = C'est le nombre de médicaments de santé mentale habituellement rendus disponibles dans les structures du point précédent par la pharmacie centrale de l'État.
En d'autres termes, cette centrale d'achat basée à Abidjan fournit les quelques produits nécessaires au fonctionnement des deux hôpitaux psychiatriques. Pour le restant des agents de santé qui souhaiteraient prendre en charge des patients, la seule alternative réside dans l'importation (très majoritairement illégale) des produits nécessaires. Pour autant, cette alternative semble presque anecdotique à l'échelle du pays tant l'écrasante majorité des agents de santé, quelle que soit leur fonction, ne se trouve pas disposés à pratiquer leur art dans ce domaine qu'est la psychiatrie. Pourquoi cela ? Représentation sociale de la "santé mentale"? Sentiment d’incompétence ? Vanité face à un circuit du médicament psychiatrique en panne ? Sans doute une somme de tout cela.

Et mon rôle dans tout cela ?
À Bouaké, j'ai intégré une équipe de psychiatres du CHU avec lesquels nous bâtissons un projet de santé mentale communautaire. L'idée de base est simple : l'énorme majorité des Ivoiriens n'a pas accès à une offre de soins en psychiatrie, alors qu'elle a pourtant accès à un centre de santé de proximité pour la plupart des autres affections. Ajoutons à cela que la 30aine de psychiatres ivoiriens aurait beau sillonner les routes et les pistes du pays jour et nuit, 24H/24H, ils ne sauraient prendre en charge les millions de personnes dans l'attente de soins. Dans notre région : le Gbêké, le projet intervient donc dans les centres de santé, afin de sensibiliser et de former les agents de santé présents sur place (médecins, infirmiers, gestionnaires de pharmacie, agents de santé communautaire) pour une première prise en charge des patients.
Notre équipe concentre ses efforts sur trois pathologies (groupes de pathologies) prioritaires :
L'épilepsie (considérée ici comme relevant de la psychiatrie)
Les psychoses
La dépression
Lorsqu'une activé psychiatrique est mise en place dans un centre de santé partenaire, notre équipe assure le suivi des patients. Les nombreux patients que nous suivons nous permettent de mieux connaître les difficultés et les besoins existants.
Mais étant pharmacien, que diantre fais-je au milieu de psy ?
1- Travailler auprès des autorités sanitaires pour obtenir la mise à disposition ordinaire et continue des médicaments de santé mentale dans les établissements sanitaires publics (= réunions à Abidjan, chiffres, budget, contrats, fonds de garantis, liste des médicaments autorisés, liste des médicaments essentiels, lobbying, etc...)
2- Sécuriser le circuit du médicament psy = veillez à ce que chaque détenteur de produits établisse un suivi précis et fiable de leur utilisation et l'argent collecté lors de leur dispensation (zéro carte vitale ici), afin de pouvoir attester du non détournement des médicaments, et assurer des commandes adaptées et régulières.
3- Optimiser le suivi des patients, notamment en développant un système de suivi informatisé et partiellement automatisé des dossiers. Concrètement jusqu'ici, un infirmier qui participe au projet lorsqu'il rencontre un nouveau patient :
Est censé collecter les informations nécessaires au diagnostic, selon la formation préalablement reçue
Puis établir lui-même un premier diagnostic avec une première prescription (parfois en urgence)
Lorsque notre équipe visite le centre où exerce cet infirmier, elle doit faire le point avec lui sur les différentes fiches patient établies. On perçoit bien ici les limites que peut présenter ce fonctionnement, d'autant que la charge de travail augmentant, notre équipe tend à visiter les centres partenaires de manière assez espacée (ex : 1 fois tous les 2-3 mois), et n'est pas nécessairement en mesure de valider chaque fiche patient une à une... Je travaille donc sur un projet d'application, permettant à l'infirmier (ou autre soignant partenaire) de collecter les informations nécessaires au diagnostic selon des règles précises. Ces informations génèrent automatiquement des premières indications de prise en charge, et sont rendues accessibles à notre équipe située au CHU. Nos psychiatres assurent ensuite une veille informatique pour ajuster ou valider la prise en charge du patient.
Je suppose que j'en ai dit bien assez pour ce soir. Si vous avez des questions n'hésitez pas à nous les soumettre en commentaire. Bonsoir.

Bravo beau frère pour cet article, tu as sorti ta plus belle plume ! Et bon courage dans cette belle mission, il y a de quoi faire ;-)
Moi j'avais compris :)
J'avoue que tu as bien défendu ta place, merci de cet éclairage édifiant sur la santé mentale en Côte d'Ivoire, Biz à tous 2